1998 - 10 ans

Interview de Mamady Keita

Cette année, Sewa Kan fêtera ses 10 ans lors de la première soirée du festival Couleur Café.. Qu'est-ce que cela représente pour toi ?
Cet anniversaire est très important pour moi. En effet, Sewa Kan est le premier groupe que j'ai véritablement créé moi-même.

J'ai bien dirigé le Ballet National Djoliba durant de nombreuses années comme directeur artistique, mais il ne m'appartenait pas, même si j'ai créé des ballets pour lui ! L'ensemble Koteba n'était pas à moi non plus !


Sewa Kan, c'est un peu comme mon enfant, que j'ai mis au monde et dont je vais fêter les 10 ans !


Que joue Sewa kan ? De la musique traditionnelle, des arrangements, des créations personnelles ?

Un mixing de tout cela ! Sewa joue dans la plus pure tradition mandingue, mais aussi avec des arrangements : dans un morceau traditionnel, on rajoute un peu de "spectacle", des parties personnelles.

A côté de cela, il y aussi quelques créations complètes, des morceaux de ma composition.


Quels sont les projets pour Sewa Kan ? Une évolution se dessine-t-elle après ces 10 ans ?

Sewa Kan va continuer sur sa lancée, toujours dans le même esprit : incarner la tradition. Il y a d'ailleurs beaucoup plus de tradition que de spectacle dans ce que nous faisons !

J'ai créé Sewa Kan pour représenter la tradition et je n'ai aucune envie de changer cela !


Il y a peu de Guinéens dans Sewa Kan. Cela ne pose-t-il pas problème de rassembler des gens dont ce n'est pas la culture de base ?

Pas du tout. Les musiciens de Sewa Kan sont avant tout des musiciens traditionnels. Ils connaissent la tradition africaine.

La nationalité ne change rien. La tradition est la même, même si l'expression, la langue ou le tempo est différent. Les rythmes se retrouvent partout, mais adaptés localement. S'il y a un rythme pour les cultivateurs en Guinée, il y en aura un autre au Mali, au Gabon, etc.

Cela ne pose donc aucun problème pour Sewa Kan.


Tu es déjà en Europe depuis une dizaine d'années. Est-ce que tu ne perds pas le contact avec ta tradition ?

int_t5.gif (5102 octets) Je ne peux pas la perdre ! Je vis avec, je dors avec, je me réveille avec, je fais tout avec elle ! Ma vie, c'est l'enseigner à ceux qui ne la connaissent pas !

Je suis comme un messager de ma tradition au monde entier. Je ne fais que cà, je suis né là-dedans !

Je m'adapte à l'Europe, à l'Amérique, mais je ne perds pas ma tradition, au contraire ! Elle est ma raison de vivre !


Que représente un CD de Sewa Kan en termes de travail ?

Je commence par sélectionner les rythmes et je les montre, instrument par instrument, accompagnement par accompagnement, à mes musiciens.

Comme ce sont des professionnels de la musique traditionnelle, ils n'ont aucun problème à répéter ces rythmes.

Le groupe se connaît aussi très bien et cela joue aussi !

Pour le dernier CD qui va sortir, on a travaillé en octobre, en novembre, et en février.. à raison de deux séances de 3 h et demie, par semaine.

Pour moi faire un CD avec mon groupe, c'est comme boire de l'eau !


Le premier soir du festival Couleur Café est consacré aux 10 ans de Sewa Kan. Est-ce un anniversaire que tu fêtes avec eux ?

Quand j'ai eu le projet de fêter les 10 ans de Sewa Kan, il était prévu de le faire le 13 juin, en même temps que la fête de mon école.

Vu l'ampleur que prenait cette fête et les personnalités attendues, Couleur Café en a eu vent et a proposé de tout prendre en charge.

Les responsables de Couleur Café, Patrick Wallens et Poney Gross, ont été mes élèves et mes producteurs de 1988 à 1990. Je les connais bien et j'ai directement accepté leur proposition.


Qui as-tu invité à cette fête ?

Pour l'instant, je suis sûr de la présence de Manu Di Bango, Mory Kante, Dudu N'Diaye Rose, Soungalo Koulibali, Dudu Tutsi, Tiry Bozzo, Zap Mama qui fut ma danseuse pendant un an et demi, mon frère Famoudou Konate...

Il y en a encore d'autres mais j'attends leurs confirmations. On va faire un spectacle inédit !


Que peux-tu nous dire au sujet du cinquième CD qui va sortir ce jour-là ?

C'est une surprise ! Ce disque n'a rien à voir avec les précédents.. c'est une autre couleur... très très puissant... il y aura de l'étonnement !

Je ne peux pas dire le nom du CD ! La première lettre sera "A". Je ne dis rien de plus !


Comment s'est passé ton installation et ton adaptation à la Belgique ?

Cela n'a pas toujours été facile ! Je viens de l'autre côté de la planète !

Beaucoup de problèmes administratifs mais la commune m'a beaucoup aidé à ce niveau. Je dois aussi une reconnaissance éternelle à mon épouse Véronique qui m'a soutenu jour après jour.


Je suis venu en Belgique en 67, en 78, en 86, en 87, en 88 pour des concerts.
Je n'y connaissais personne mais je sentais qu'il se passerait quelque chose, que j'y habiterais un jour.. et Dieu m'a ouvert la porte.


Depuis, la Belgique a contribué à ma chance !

 

Te manque-t-il quelque chose de l'Afrique ?

int_t5.gif (5102 octets) Oui.. l'ambiance... C'est lié au climat, on vit peu à l'extérieur en Europe... On ne peut pas jouer dehors.. et il y a des lois sur le bruit... S'il fait chaud, tu ne peux pas sortir et organiser une fête en un quart d'heure...

C'est la seule chose qui me manque, avec ma famille bien entendu, mes enfants qui sont restés là-bas.

 

Quelle est la philosophie de ton école TamTam Mandingue, les objectifs de tes cours ?

TamTam Mandingue, a deux objectifs.

Tout d'abord, j'ai voulu créer une organisation pour enseigner l'histoire de ma tradition, du djembé, des rythmes, et la culture mandingue.
C'est d'ailleurs la raison de mon installation en Europe. En Afrique, j'étais trop limité dans ce role.

Montrer que le djembé n'est pas instrument sauvage sur lequel on frappe n'importe comment... montrer qu'il y a une histoire derrière, une tradition qui se transmet de génération en génération...

Apprendre l'origine du djembé, qui le joue et à quelle occasion, son importance dans la société Mandingue, sa symbolique..

Le djembé n'est pas comme un instrument européen ou américain. Tout le monde ne joue pas du djembé en Afrique. Par TamTam Mandingue, je fais connaître et respecter cette culture et cette tradition.

La seconde raison de Tamtam Mandingue, raison que j'ai découverte par la suite est la suivante :
Le djembé est un instrument traditionnel... mais aussi un de outil communication et d'amitié !


En enseignant le djembé dans le monde, j'ai pu constater son effet communicatif. Quand deux villages se rencontrent autour du djembé, ils font une fête et dansent autour. Aujourd'hui, le djembé fait se rencontrer des gens de tous pays, de tous continents et qui jouent ensemble. Des amitiés se créent, des contacts se mettent en place...

Si les hommes pouvaient jouer le même rôle que le djembé, il n'y aurait pas de problème sur la planète !


Tu es sur Internet...des milliers de gens peuvent te lire... As-tu un message particulier ?

Je voudrais donner un conseil à ceux qui s'intéressent à un instrument de musique traditionnel.

Un instrument ne tombe pas du ciel. Il est créé pour une idée. Un homme a pensé, a réfléchi et a créé un instrument. Cette réflexion, cette pensée, cette histoire, il ne faut pas l'enterrer.

Je me mets même à genoux pour les prier de ne pas jouer d'un instrument comme cela mais se renseigner avant.
Se demander quelle est son origine, pourquoi on le joue, quand, à quelle occasion, A quel peuple, quelle ethnie appartient cette musique...

Prenons pas exemple le tabla.. On en joue dans le monde entier mais il faut savoir que ce sont les indiens qui en jouent avant tout.

Quelque soit soit l'instrument, il faut se renseigner sur lui. Un instrument répresente une culture qu'il faut apprendre. Et comme cela on va respecter l'instrument et la culture dont il est issu.

La moitié des gens qui jouent du djembé le prennent comme un instrument pour se défouler, pour transpirer. Je demande à ceux qui jouent du djembé de respecter l'isntrument et sa culture, de respecter les rythmes traditionnels.

Tous ces rythmes ont un nom, une histoire transmise de génération en génération. Il faut connaître cette histoire.

Il y a aujourd'hui des milliers de "maîtres" de djembé dans le monde. Ils se disent "maîtres" mais ce sont des joueurs, parfois de grands joueurs, mais pas des maîtres.

On ne s'octroie pas ce titre ! Dans le Mandingue, on le reçoit, après avoir passé beaucoup d'épreuves techniques, rythmiques. Un maître doit également avoir été initié. C'est très important. Sinon, il ne peut prétendre à ce titre.

Il ne faut pas non plus réserver le djembé à la tradition ! Le djembé est un instrument populaire qui peut s'accorder avec tous les instruments. Moi-même, j'ai joué du jazz, du rock, du reggae, avec des chinois, des japonais...

Le djembé est ouvert à tout. Il y a le spectacle et la tradition. Il ne faut pas les confondre, c'est complètement différent.
Les ballets en Afrique se basent sur la tradition mais transforment tout à des fins de spectacles. Il faut bien faire la part des choses et savoir dans quel contexte on se place.

Les professeurs, surtout les Africains, doivent avoir le courage de dire à leurs élèves qu'ils ne connaissent pas toujours la tradition, qu'ils sont parfois d'une autre ethnie, qu'ils créent des rythmes eux-mêmes.
Le mensonge est souvent présent hélas pour des raisons commerciales.. Il ne faut pas trahir la tradition.. Sinon elle va se perdre, se transformer.. et c'est l'Afrique qui, en définitive, y perdra son âme...

Une dernière chose que je conseille à tous ceux qui pratiquent le djembé depuis quelques années : il faut qu'ils aillent au moins une fois en Afrique pour voir d'où vient l'instrument, son contexte... Pour voir de leurs yeux et comprendre... C'est très important.


Merci.

Propos recueillis par David Waiengnier,
Bruxelles, 23 février 98